Gbagbo a démystifié le pouvoir…Interview journal l’Inter

Publié le par Cheick Ahmadou Yacouba Sylla

INTERVIEW/ ACCORD DE OUAGA, NOMINATION DE SORO...

  Ahmadou Yacouba Sylla crache ses vérités à Gbagbo
  vendredi 17 août 2007 par Assane NIADA

 

 

   Pensez-vous que la Flamme de la paix du 30 juillet aura un impact positif sur la suite du processus de paix ? Ahmadou Yacouba Sylla : Merci de venir faire avec moi une promenade dans le jardin de ma pensée, qui se nourrit de celle de mon géniteur, Cheik Yacouba Sylla, victime de déportation par les colons. Cela dit, je répondrai à votre question en disant qu’il n’y a que Dieu seul qui peut nous éclairer. L’événement du 30 juillet ayant permis aux fils de ce pays de se retrouver, alors l’initiative est à saluer. Je souhaite qu’elle permette au peuple ivoirien de retrouver son équilibre, ses repères, ses valeurs originelles. Ce peuple est hospitalier, la Côte d’Ivoire, c’est le continent africain en miniature. 


Pourtant, au plus fort de la crise, on a parlé de xénophobie...
Il faut considérer que cela relève du fantasme. Nous ne sommes pas encore sortis du phénomène colonial, c’est quelque chose qui n’est pas facile à évacuer. Nous avons certes un drapeau, un hymne national, une armée, en somme un semblant d’Etat ; mais nous sommes toujours dans le collimateur de celui qui se considère comme maître de la pensée universelle. Tant que nous ne serons pas parvenus à la décolonisation mentale, nous serons toujours victimes de ce crime qu’est l’exploitation éhontée de l’homme par l’homme. En permettant au capitalisme d’exploiter nos divergences, nous avons prêté le flanc à la puissance matérialiste, qui n’a que faire de nos valeurs de civilisation.

 


On pourrait rétorquer que les Ivoiriens sont victimes de leurs propres tourments, puisque ceux qui ont pris les armes ont dit vouloir combattre l’ivoirité.En voilà un autre fantasme. Moi je pense plutôt qu’on a fait une cynique extrapolation du concept de l’ivoirité, qui n’est que la traduction de notre génie culturel. Croit-on vraiment que c’est Bédié qui est le concepteur de l’ivoirité ? Et que dire de l’ivoirisation des cadres, sous le règne de « mon père », Houphouët Boigny ? Moi qui vous parle, mon père est d’origine malienne. Ancien député du Mali, j’ai été membre du cabinet d’Houphouët pendant trente ans. Mouhamed Diawara était ministre du Plan ; Abdoulaye Sawadogo à l’Agriculture ; Dicko Garba à l’Elevage ; Thiam à l’Information. C’était sa façon à lui d’appliquer la symbiose culturelle de l’ivoirité. Cela a permis à la Côte d’Ivoire de connaître un développement prodigieux, d’où le miracle ivoirien. Pour moi, ce n’est pas un miracle, Houphouët a bâti un genre de développement auquel il a toutefois manqué un soubassement humain c’est-à-dire l’éthique, le civisme, le nationalisme. En réalité, tout a été pensé par le réseau.

 


A quoi faites-vous allusion quand vous parlez du réseau ?
C’est contre ce titanesque réseau que lutte le président Gbagbo, qui a choisi d’engager le peuple ivoirien à prendre son destin en main. Mais mon jeune frère Gbagbo n’a pas compté avec les forces d’argent qui ont conceptualisé ce plan du temps de mon père Houphouët. Gbagbo n’a pas su qu’il s’attaquait à une espèce de couleuvre aux multiples bras, dévoreuse d’idées novatrices. Il est apparu comme un os dans la gorge du système, qui veut s’en débarrasser. Mais comment y arriver ? De façon chirurgicale ou l’étouffer ? Pour toute solution, les Français ont choisi d’armer les Bob Denard africains. Un milliardaire américain disait que l’homme le plus dangereux pour le système capitaliste, c’est celui qui n’a plus rien à perdre. Pour les parrains de ce système capitaliste, le président Gbagbo est cet homme qui n’a rien à perdre mais veut tout gagner en donnant au peuple ivoirien sa dignité, son libre arbitre, sa souveraineté. D’où le complot international qui dure depuis cinq ans.

 


Partagez-vous les moyens utilisés par Laurent Gbagbo pour parvenir à ses fins ? Partagez serait m’abuser moi-même, serait lui mentir, ce qui n’est pas acceptable pour le soufi que je suis.

 

Revenons à la crise ivoirienne. N’est-ce pas réducteur de vouloir chercher ailleurs, comme vous le faites, les responsables de ce qui arrive à la Côte d’Ivoire ? Nous ne fuyons pas nos responsabilités. La vérité, c’est que nous sommes prisonniers de la non décolonisation mentale ; prisonniers du fait de nous croire indépendants parce que nous avons un drapeau, un hymne national, une armée. Cet état d’esprit a toujours une emprise sur notre réalité, au point que nous avons dénié notre propre culture et érigé une société fondée sur le dieu argent. Cela dit, nous avons en notre sein ce cancer, c’est-à-dire, les Bob Denard africains. Regardez la configuration des territoires africains depuis 1960, c’est cette main invisible qui gère nos Etats. Même lorsque l’indépendance a été acquise, le colonialisme n’a pas cédé un pouce de terrain. J’en veux pour preuve le cas du directeur de cabinet du président Houphouët Boigny, qui est Français, même de couleur, et du secrétaire général du gouvernement, qui lui aussi est Français, quoique d’origine maghrébine. Tous les deux sont restés dans le cabinet d’Houphouët trente ans durant. Sans compter l’océan de conseillers expatriés dont la compétence, pour beaucoup d’entre eux, résidait seulement dans le fait d’être Français.

 


Qu’est-ce que vous entendez par main invisible ?C’est la 5e colonne comme l’appelait Sekou Touré. Celle qui ourdit la déstabilisation tous azimuts : coups d’Etat, rébellion à n’en point finir.

 


Quelle est donc notre part de responsabilité dans la crise ? Notre responsabilité, c’est le fait d’avoir divinisé l’argent, de penser que l’homme n’a de valeur que s’il est fortuné. Expliquant les causes de la crise, certains ont vite fait de brandir le concept d’ivoirité. Et pourtant, nous n’avions pas à avoir un quelconque complexe avec le concept de l’ivoirité. L’ivoirité, c’est la francité, c’est la marocanité, la burkinabéité. Pourquoi voulez-vous que nous les Ivoiriens ayons un complexe de nous réclamer ivoirien ? Je n’arrive pas à comprendre qu’on dise que notre mal vienne de l’ivoirité. C’est vrai qu’à un moment donné, on a fait une fixation sur Alassane Ouattara. Par la suite, certains agents de l’Etat ont commencé à considérer qu’un Ivoirien qui s’appelle Sylla n’est pas Koffi, qu’un Koudou n’est pas Coulibaly et pour cela il est outrageusement indexé. Avec un tel comportement, on n’a fait qu’alimenter le moulin du système Bob Denard.

 


A vous entendre, le président Bédié n’a pas su gérer le problème Ouattara. Le président Bédié a pensé qu’on voulait rendre bancale la succession d’Houphouët intervenue le 7 décembre 1993. C’est pourquoi il a fait une fixation sur Alassane Ouattara, le Premier ministre d’alors. Il a fait une mauvaise lecture. Houphouët était un grand homme, mais il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’il a commis certaines erreurs. Pour le croyant que je suis, c’est le destin de Bédié d’être le successeur d’Houphouët. Il n’y a rien à dire. J’estime toutefois qu’Houphouët a causé du tort à certains d’entre nous. Dès son accession au pouvoir, Bédié avait en son temps fait le recensement de ceux qu’il accusait d’être contre l’article 11, contre le fait qu’il prenne le flambeau. Il en a voulu à nos anciens qui se sont interrogés sur la justesse du choix d’Houphouët, il les a marginalisés. Pour lui, ils ont commis un crime de lèse-succession. En agissant ainsi, il s’est attaqué à notre assise spirituelle, c’est-à-dire le droit de penser. Dans ces conditions, ça ne pouvait que rater. La succession s’étant faite finalement conformément à l’esprit de la Constitution, d’où vient-il qu’on fasse d’Alassane Ouattara le loup garou de la Côte d’Ivoire au point de nous faire perdre nos repères. En faisant une fixation sur Alassane Ouattara, Bédié a marginalisé les anciens et les compagnons d’Houphouët. Il me revient à l’esprit les confidences, larmes aux yeux, de Coffi Gadeau, qui avait commis le péché de recevoir, depuis Washington, les vœux de nouvel an d’Alassane Ouattara. Ahoussou Koffi peut confirmer ce que je dis. Avec une telle attitude vis-à-vis des anciens, nous autres n’avons pas été étonnés que ce qui devait arriver arriva.

 

Mais qu’est-ce qui vous fondait à dire que le président Bédié n’était pas l’homme de la situation ? Ecoutez, nous sommes tous des hommes bien pensants, nous nous connaissons tous, je dirai plutôt que nous nous soupçonnons, car il est prétentieux de prétendre connaître l’autre. Ce sont les actes posés par chacun qui font dire que tel ou tel a du répondant. Sans vouloir ressasser le passé, je pense que le 24 décembre 99 était inévitable. J’affirme avec force que les Français sont à la base de cette opération. Les Français étaient préoccupés par leurs intérêts, alors que moi je faisais une lecture sociologique de Bédié.

 


Qu’entendez-vous pas lecture sociologique de Bédié ? Je fais allusion aux valeurs traditionnelles qu’il a piétinées. Quand un jeune met ses anciens de côté, qu’il donne un coup de pied au canari dans lequel on l’a lavé afin qu’il grandisse, qu’il ne s’étonne pas que sa cheville soit tordue. C’est pratiquement la même situation que vit la Côte d’Ivoire depuis ces cinq dernières années. Notre société est gérée par nos enfants : Blé Goudé, Soro etc. Si la crise a duré, c’est justement parce qu’on n’a pas eu recours aux anciens, à nos repères culturels.

 


Avez-vous été entendu par le chef de l’Etat depuis que vous lui adressez des lettres ouvertes ou privées ? Mon souhait, c’est que le président lui-même puisse s’entendre. Mon frère Laurent est un grand patriote, son combat rejoint la philosophie du Rassemblement Démocratique Africain, parce qu’il se bat pour la dignité humaine, pour l’honneur de l’homme nègre. Seulement, ce que je déplore, c’est qu’il n’est pas l’époux du silence comme je le lui ai souvent conseillé. Dans nos traditions africaines, le chef parle peu ; il parle plutôt par la voix de son porte-parole. Et quand le porte-parole a parlé et que c’est mal dit, il est indexé. Mais quand le chef a parlé et que c’est mal dit, on découvre la faiblesse du chef, sa fragilité. Un chef qui parle trop est vulnérable. Mon frère Gbagbo se veut démocrate certes, mais ce que je ne cautionne pas, c’est qu’il a démystifié le pouvoir. Un pouvoir qui ne repose pas sur un mythe est facile à agresser. Lui qui a la lourde charge d’être le président de tous les Ivoiriens, n’a pas à être simpliste ; il peut être simple en gardant ses amitiés, ses habitudes, mais pas être simpliste. « Une main de fer dans un gant de velours », il n’a pas su comprendre cela. Selon moi, la crise a perduré parce que notre président s’est laissé mener par les Eyadéma qui ont pensé qu’il fallait envoyer le dossier à Lomé. C’était l’une des plus grandes fautes qu’il ne fallait pas commettre. Par la suite, il est allé à Ouagadougou alors que la Fondation pour la recherche de la paix de Yamoussoukro pouvait bien abriter le dialogue direct.

 


On ne devait donc pas aller à Ouagadougou ? C’est mon frère président qui a dit que nous en avons assez de nous promener à l’extérieur, or Ouaga, c’est l’extérieur, c’est un Marcoussis bis, même si c’est plus proche de nous. Le peuple ivoirien n’est pas prêt à digérer le fait que figure au bas du document de la paix la mention : Ouaga le...Il aurait préféré : Yamoussoukro le...Tant qu’il y aura ce Ouaga le..., je ne sais pas si le peuple ivoirien va digérer cela. Je le dis avec ma sensibilité ivoirienne. Je le répète, les négociations n’auraient pas dû être faites à Ouaga. Il l’a fait et nous respectons sa décision. Mais, de grâce, qu’il souffre que le peuple ivoirien critique cet accord.

 


Vous n’ignorez pas que Gbagbo se veut la rupture d’avec l’ère Houphouët Boigny. Ça paraîtra paradoxal qu’il aille chercher la paix à la Fondation qui porte le nom d’Houphouët. Gbagbo n’est pas en rupture avec Houphouet Boigny, puisqu’il reconnaît que Houphouët était un grand penseur. S’il voulait marquer sa rupture, il n’irait pas à Yamoussoukro où il passe plus de week-end qu’à Mama, son village natal ; il aurait fait construire la maison des députés à Abidjan plutôt qu’à Yamoussoukro. Disons qu’il a dû recourir au dialogue direct parce qu’il était excédé par la persistance de la situation créée par la rébellion. Ayant compris qu’il ne pouvait pas terrasser le monstre qui était derrière la rébellion, il a choisi cette forme de dialogue. C’est une intelligente initiative que les Ivoiriens dialoguent entre eux, seulement il aurait été judicieux que ce dialogue se tienne sur les 322 000 km².

 


Cela dit, pensez-vous que cet accord va ramener la paix ? Je souhaite que l’accord ne soit pas désillusion. Pour avoir vécu trop de choses, de l’indépendance à nos jours, je m’interdis d’être naïf encore moins niais.

 


Quel jugement portez-vous sur la gestion de la chose publique par le Fpi depuis son accession au pouvoir ? Celui qui attend d’être jugé par le divin ne juge pas son semblable. Je dirais simplement à mon frère Gbagbo qu’il sache concilier la raison d’Etat avec ses impératifs. A ce propos, j’ai vu récemment l’Assemblée nationale examiner la loi sur la Médiature. La Médiature ! Dans un contexte de crise comme celle dans laquelle se trouve notre pays, il n’y a pas voix plus autorisée que la Médiature pour rapprocher les uns et les autres. Mais le doyen Ekra Mathieu étant malade ne fait plus l’affaire. Si lui Gbagbo estime que c’est un dinosaure du PDCI, qu’il prenne des dispositions pour donner à Ekra Mathieu le salaire qu’il veut sur son fonds de souveraineté. Mais de grâce, qu’il lui demande de se retirer pour mettre un autre citoyen capable de trouver une solution à la crise qui nous interpelle depuis près de cinq ans. Voilà une Institution de la République qui est restée bloquée parce que le chef de l’Etat, par sentimentalisme, garde un doyen qui fait certes partie de l’histoire politique de la Côte
d’Ivoire. Mais on ne peut pas bloquer une institution sur cette base-là ; c’est inacceptable.

 


Comment voyez-vous la suite du processus de paix ?Pour un soufi, c’est difficile de parler de l’avenir. Le duo Gbagbo-Soro pourra-t-il nous conduire à la paix ? C’est mon souhait. En vérité, ma loyauté transcende l’enthousiasme débordant de notre président et m’invite à lui dire que son étudiant, à peine sevré, n’a pas l’étoffe de la charge. Et ce ne sont pas les cortèges de la mort qui passent en trombe, toutes sirènes hurlantes comme s’ils avaient le diable aux trousses, qui feront de lui un Premier ministre apte à présider les Conseils des ministres. Que le président comprenne que celui qui critique le fait qu’il n’ait pas fait un bon choix, n’est pas son ennemi. On ne me dira pas que Boga Doudou et tant d’autres sont morts dans une boîte de nuit. On ne peut occulter cela et prendre un Premier ministre parmi ceux qui ont assassiné notre peuple. Je souhaite que mon frère président se trompe le moins possible.

 

 

 
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